CONVERSATION
UNE EXPOSITION D’ANTHONY CUDAHY
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE DOLE
Du 28 avril au 10 septembre 2023
Catalogue d’exposition
Essai de Marc Donnadieu, entretiens avec Martin Bethenod & Alexandre Quoi
Le musée des beaux-arts de Dole présente du 28 avril au 10 septembre 2023 la première exposition d’Anthony Cudahy (né en 1979 en Floride, vit et travaille à à Brooklyn, New York) dans une institution française.
À l’occasion de cette invitation, l’artiste new-yorkais conçoit un dispositif spécifique de mise en dialogue de ses peintures avec les collections du musée, rendant ainsi hommage à la peinture européenne qui l’a si souvent inspirée.
Néanmoins, plutôt que de prendre pour point de départ les œuvres remarquables ou canoniques de la collection – signées par Wouters, Vouet, Courbet… –, l’artiste choisit des œuvres anonymes ou non attribuées. Par humilité face à la « grande peinture » et aux signatures prestigieuses, par goût pour les petits maîtres oubliés ou par compassion pour des œuvres invisibilisées, Anthony Cudahy préfère exhumer des réserves de petits tableaux, non signés, dont les origines, filiations et intentions sont méconnues. Certains sont même fragiles et parsemés des bandelettes de protection, stigmates de la récente campagne de conservation préventive.
L’artiste opère dans les collections un choix sans distinction de périodes ou de styles, mais avec des critères de sujets bien spécifiques, liés à sa propre peinture. Lançant ainsi des ponts par-dessus les époques, sa démarche confirme comment l’histoire de l’art s’est écrite sous le pinceau des artistes, chaque génération de peintres répondant aux précédentes, dans un continuum ininterrompu, par emprunts, ajouts et prolongements. Pour ce projet mûri de longue date, Anthony Cudahy converse en peinture, depuis New York, avec les collections jurassiennes, offrant ainsi aux deux ensembles les conditions d’un dialogue fécond.
« L’histoire des images est ce qui m’intéresse. La transformation et la dégradation auxquelles une image est soumise à travers la reproduction crée un langage en soi, avec ses codes et ses signifiants. Ça peut être tout autant la pixellisation d’une image répétée à l’infini sur Internet que l’ombre portée d’un flash photographique transposée dans une peinture. Quand je m’approprie une image et la traduis en peinture, c’est à la fois une reprise et une interprétation. La peinture est un nouveau maillon dans cette chaîne, une autre couche dans l’histoire d’une image. La traduction résulte de mon esprit excité par l’image ; la peinture est un enregistrement de pensées1.»
Anthony Cudahy hybride dans ses peintures des références très diverses : chefs-d’œuvre de l’art européen, archives queer, iconographie gay, récits personnel et familial. Il incorpore les images dans une chaîne de transformations, qu’il recharge d’affects et de pensées à chaque nouvelle itération. Fleurs, attitudes amoureuses, portraits d’éphèbes, son répertoire explore les registres du romantique, de la tendresse et de l’intime. Pour son exposition à Dole, il réunit une vingtaine de ses peintures récentes, de modèles souvent nus, saisis dans des gestes d’affection, exposés dans leur fragilité, souvent en plein air. Il leur adjoint des œuvres choisies en résonance dans les collections de Dole : de nombreux paysages idéalisés, souvent étagés et rocailleux, parfois ponctués de temples ou d’édicules, au détour desquels se découvrent des personnages. Dans ces évocations pastorales, les individus semblent souvent surpris dans leur action, observés à leur insu : quelques groupes au bain – y compris un Baptême du Christ du XVIIe siècle – sont autant de prétextes à montrer des corps dénudés. Le corps est aussi la grande affaire d’une touchante peinture allégorique dépeignant Le Sommeil et l’Amour de la fin du XVIIIe siècle, ou d’un Bon Samaritain portant secours à un jeune homme rose et lascif. On retrouve ici le goût d’Anthony Cudahy pour les aberrations chromatiques et les contrastes acides de couleurs, qui forment dans ses toiles des déséquilibres heureux.
Silencieuse, comme suspendue, sa peinture procède d’une dramaturgie. Au centre de compositions complexes, la figure humaine, captée dans des situations ambiguës et des ruptures narratives, émerge comme point focal. Ces effets narratifs se retrouvent dans les tableaux tirés de la collection, notamment les scènes chorales de La Construction de la Tour de Babel et de l’Intérieur d’une imprimerie, où de nombreux personnages s’affairent à leur tâche. Parfois aussi, un tableau est franchement démonstratif, comme un paysage du XVIIIe siècle dans lequel un personnage embusqué espionne une conversation. Le corpus des œuvres historiques est aussi constitué de scènes violentes, tels Le Combat de Centaures ou une terrible Scène de Sabbat, et de natures mortes aux poissons ou aux lièvres pendus, souvenir lointain du Bœuf écorché de Rembrandt (1655) qui constitue l’une des références d’Anthony Cudahy. Ces corps sacrifiés ou déchus sont à mettre en parallèle avec ses propres peintures, After Bosch (2022), un corps nu pendu par les pieds, ou Snyder Cloud (2020), un chien tombé à la renverse. Enfin, deux tableaux de la collection montrent une femme à son chevalet, tour à tour comblée ou désespérée par l’allégorie de la Fortune qui l’accompagne, clin d’œil appuyé à la mise en abyme du Self-portrait after Hockney ’83 (2021) d’Anthony Cudahy.
Quelques objets de la collection complètent l’ensemble, rappelant le goût du peintre pour les ornements et les arts décoratifs, en particulier le motif du lion, qui figure à la fois sur la porte sculptée en bois du Parlement de Dole du XVIe siècle et dans la toile Rest (past) de 2021. Un tableau encadré d’une opulente guirlande de fleurs du XVIIe siècle témoigne aussi des inclinations de l’artiste pour le floral. Parmi les tableaux choisis dans les collections de Dole, souvent très petits, presque de l’ordre de l’étude, certains montrent une technique maladroite ou approximative, telle cette Entrée en forêt, touchante de simplicité et de naïveté.
À analyser les œuvres tirées de la collection du musée des beaux-arts de Dole, plusieurs mouvements et sentiments semblent avoir présidé à leur choix : analogie, association, tendresse, curiosité… Mais, de ces tableaux orphelins et nimbés de mystère, l’artiste ne cherche pas à arracher les secrets comme un historien. La conversation qu’il engage avec eux est de l’ordre du sensible : elle va infuser dans les tableaux à venir pour l’exposition à Dole. En appariant les deux corpus, l’artiste réintègre les œuvres anonymes dans un récit historique, s’inventant lui aussi, au passage, une parentèle imaginaire de ce côté-ci de l’Atlantique. Enfin, si l’on se souvient qu’Anthony Cudahy s’est intéressé aux archives de la communauté gay de New York des années 1980 et 1990, comment ne pas tracer des parallèles entre ces peintures oubliées et les minorités invisibles ? Relégués dans les marges comme des bannis, ces tableaux se voient offrir l’opportunité, une fois réhabilités par le choix d’un artiste contemporain, d’être exposés, non pas comme des curiosités de réserves, mais dans tous leurs détails et leurs individualités.
Né en Floride en 1989, Anthony Cudahy vit et travaille à Brooklyn, New York. Il est diplômé du Hunter College en 2020. Actif au sein de divers collectifs et auteur prolifique de livres d’artiste, il co-dirige un projet éditorial nommé « Slow Youth » et organise régulièrement des projets de groupe. Il a participé à de nombreuses expositions à travers les États-Unis et au Royaume-Uni, notamment à 1969 Gallery (New York), à Deli Gallery (New York), à Farewell Books (Austin, Texas). Ses œuvres ont été incluses dans des expositions de groupe à la galerie Perrotin (New York), chez Hales (New York) et à l’Athens Institute for Contemporary Art (Géorgie, USA), entre autres. De janvier à mars 2023, il curate pour la galerie Semiose (Paris) une exposition de dix artistes américains sous le titre The Minotaur’s Daydream.
Le musée des beaux-arts de Dole s’est imposé au fil du temps comme un haut lieu de la peinture. Les collections de peintures françaises, italiennes et nordiques, du XVIe au XIXe siècle, se sont enrichies au XXe siècle d’œuvres de la Figuration narrative des années 1960-70 (Monory, Télémaque, Erró, Fromanger, Aillaud, Rancillac, Cueco …) et du Nouveau Réalisme (César, Arman, Spoerri, …). Aujourd’hui, la collection continue à s’étoffer autour de deux axes majeurs : image et récit(s) d’une part, art et société d’autre part (Ida Tursic & Wilfried Mille, Nina Childress, Morgane Tschiember, …). En parallèle de ses accrochages permanents qui mettent en présence art ancien et contemporain, le musée a organisé au cours de son histoire des expositions de premier plan, telles celles consacrées à Yayoi Kusama, Peter Saul, Yan Pei Ming ou Steve Gianakos.
1 Cakeboy magazine, « Artist Anthony Cudahy Talks Paint & Pixels » par Sean Santiago, Mai 2016
Anthony Cudahy Conversation, catalogue de 120 pages bilingue français/anglais comprenant un essai de Marc Donnadieu, conservateur en chef au Musée de l’Élysée à Lausanne (Suisse) ainsi que des entretiens avec Martin Bethenod, critique indépendant, et Alexandre Quoi, conservateur en chef – responsable du département scientifique du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne, vient accompagner l’exposition. Parution : juin 2023.
Image : Anthony Cudahy, Conversation I, 2021 : Photo A. Mole. Courtesy Semiose, Paris