JALEO NOUVEL ALBUM

JALEO

2022

2 new albums 2022

 

 

 

 

 

 

 

2016

jaleo

Flamenco – Jazz, Jazz – Flamenco…

L’intérêt des musiciens de jazz pour le flamenco ne date pas d’hier. Mais, quels que soient le génie de Gil Evans, Miles Davis ou John Coltrane, et la beauté de « Flamenco sketches » (“Kind of blue« ), « Saeta« , « Soleá » (« Sketches of Spain« ), « Olé« …, force est de constater que l’inspiration flamenca y est réduite à l’utilisation du « mode phrygien majeur », et à quelques effets de coloration sonore dans le cas des guitaristes – le « Lotus land » de Cyril Scott arrangé par Gil Evans (Kenny Burrell : « Guitar forms« ) ou les parties de guitare de Jay Berliner pour « The black saint and the sinner lady » de Charlie Mingus. Or, depuis que les fameux douze temps sont tombés dans le domaine public et font partie du bagage de tout « world-musicien-actuel » qui se respecte, les liens entre les deux genres musicaux se sont singulièrement resserrés, les flamencos prenant goût au chorus, et les jazzmen au compás.

C’est le cas naturellement en Espagne, mais aussi en France qui ne manque pas de pôles de tradition flamenca, perpétuée par plusieurs générations de familles d’émigrés politiques et économiques (Marseille, Nîmes, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Perpignan…) et par une afición hexagonale presque centenaire – pour n’en prendre qu’un exemple, rappelons que Ramón Montoya enregistra à Paris dès 1936, pour La Boîte à Musique, son « Arte clásico flamenco » dont les six 78 tours furent édités en boîtier et en format 30 cms, normalement réservé à la musique classique.

Deux excellents albums parus à quelques semaines d’intervalle, « For Paco » (Louis Winsberg et Jaleo – hommage à Paco de Lucía) et « Joy » (Pierre Bertrand et Caja Negra), témoignent de la vitalité d’une scène jazz – flamenco française. D’autant plus que la plupart des musiciens qui participent à l’un ou l’autre disque sont différents, à l’exception d’ Alfio Origlio (piano), de Louis Winsberg invité par Pierre Bertrand pour trois de ses compositions et associé au projet Caja Negra, et de Sabrina Romero (chant, cajón et danse) – membre permanente de Jaleo, elle participe également à sept des dix pièces de « Joy« , et signe tous les textes de « For Paco« , à l’exception du premier titre, crédité à José Montealegre (chant).

Cédons au redoutable penchant des critiques pour les étiquettes : les cordes pincées (guitares, oud, mandoline, saz, bouzouki, spakr et basse) de Louis Winsberg pencheraient plutôt pour le flamenco-jazz, et les saxophones (soprano, alto et ténor) de Pierre Bertrand pour le jazz-flamenco.

On trouvera en effet quelques références directes au répertoire flamenco dans les compositions de Louis Winsberg, à commencer par deux cantes traditionnels, l’un por siguiriya (« For Paco« , la cinquième plage et non l’album) et l’autre por soleá (« Paloma« ). On appréciera d’autant plus que le guitariste ait le bon goût et le tact de ne pas tenter d’imiter le style de Paco de Lucía, et moins encore d’ »adapter » quelques-unes de ses compositions les plus célèbres – on ne décèlera çà et là que quelques allusions subliminales, sur lesquelles nous reviendrons.

Le disque s’ouvre et se referme sur deux bulerías, « Bulehimalaya » et « Viva Jerez« . La première commence par un court prélude, une psalmodie de Jean-Luc di Fraya sur fond de oud, de saz et d’effets électroniques en échos contrefaisant un sitar fantômatique, une sorte de compromis entre l’alap et le temple. La bulería proprement dite (por medio) est construite comme une « ronda de baile », chaque protagoniste sortant du cercle pour quelques « pataítas » – au sens propre pour le taconeo de Sabrina Romero, mais les autres musiciens ne sont pas en reste, chacun se livrant à de courts gestes musicaux chorégraphiques ponctués de « desplantes » : la guitare virevoltante de Louis Winsberg en quelques laconiques motifs mélodiques (qu’il varie à chaque énoncé mais ne développe jamais) ou en fulgurantes envolées d’arpèges ; les voix de José Montealegre et de Jean-Christophe Maillard, tour à tour flamenca et jazzy (scat) ; les percussions et les palmas… L’hommage à Jerez reprend le même type d’évocation, en Mi Majeur, avec cette fois des chœurs et un riff de guitare, ici encore sujet à de multiples métamorphoses, en effet très jérézans (on ne peut s’empêcher de penser à Moraíto).

Le diptyque « Podemos » (faut-il y voir une allusion politique ?) est constitué d’une belle introduction solo por rondeña, dont l’échappée fugace vers une presque bulería est sans doute une discrète réminiscence de la « Huida » de Paco de Lucía por minera (album « Castro Marín« , 1981), et d’une composition dont le substrat rythmique peut être aussi bien interprété comme un jaleo ou un 4/4 ternaire (cf. notre article sur la bulería : La bulería dans tous ses états. III) – les musiciens ne se privent d’ailleurs pas de jouer de cette ambigüité. Son traitement est caractéristique de l’identité musicale du disque : sur un motif récurrent subtilement remodelé (phrasés, registres, modulations) émergeant par instants d’une savante texture rythmique de cordes pincées et de percussions (Stéphane Edouard, Nantha Kumar, Miguel Sánchez, Leyla Negrau, Vicente Abardonado) – résurgence flamenca de l’ars subtilior du gothique tardif ? – plane un chant en teintes pastels, entre mélopée et canción por bulería. Un rappel de l’un des thèmes de la rondeña assure la cohérence des deux volets.

On retrouvera le même type de réalisation pour « For Paco » (siguiriya) et « Paloma » (soleá). Dans ces deux pièces, un ou plusieurs motifs mélodiques répétitifs utilisant de manière originale les cordes à vide et les dissonances de seconde et neuvième mineures caractéristiques du toque, sont aux compositions de Louis Winsberg ce que les rasgueados sont à l’accompagnement du cante traditionnel. Il est significatif que le palo choisi pour rendre hommage explicitement à Paco de Lucía soit celui-là même que Paco avait élu pour sa déploration sur la mort de Camarón (« Luzía« , album de même titre, 1998) – le texte, qu’on aurait aimé voir figurer dans le livret, associe d’ailleurs à juste titre les deux musiciens. Le cante traditionnel de Jerez (El Piculabe) est en mode flamenco sur Mi, mais le balancement habituel II – I est ici remplacé par un VIIm – I (Dm7 – E) qui conduit sans heurt à la modulation qui va suivre. Ce portique agit en effet comme une vaste dominante au thème principal, en longues vagues vocales (Sabrina Romero) dont le flux et le reflux, moirés des reflets étales de cordes symphoniques que nous retrouverons pour la soleá (arrangements de Pierre Bertrand) évoluent constamment « entre dos aguas » : entrée modale (mode flamenco sur La, ou por medio) paraphrasant la ligne mélodique du leitmotiv, suivie d’une désinence louvoyante entre ce mode et sa tonalité homonyme majeure (Dm7 – Gm7 – Bm7 – A(b9)). D’autre part, le découpage rythmique du leitmotiv sur un arpège de A(7 11) subvertit diaboliquement le compás : pour éviter à nos lecteurs une analyse fastidieuse, qui ne réjouirait que les amateurs de mathématiques complexes, disons que les basses et les notes supérieures de son contour mélodique, du fait du débit en croches et doubles croches et du phrasé interne à 3/8, ne tombent jamais sur les mêmes subdivisions des cinq temps (cf. exemple n° 1).

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Exemples 1 et 2

Le leitmotiv est construit sur un arpège qui induit un découpage en 4 cellules à 3/8, qui occupe effectivement l’espace métrique d’un compás por siguiriya (2 noires + 2 noires pointées + 1 noire) mais en masque l’accentuation traditionnelle. Les notes Ré et Sol de l’arpège peuvent être interprétées comme une superposition de l’accord VIIm (Gm7) à l’accord I (A), ce que confirment la ligne de basse (La – Sib – Sol – La) – un procédé très « flamenco »)

La soleá (« Paloma« ) est également construite sur un détournement du compás traditionnel, cette fois par le biais d’un décalage de sa carrure harmonique : entrée du motif récurrent sur le temps 12, et évitement systématique de la pause harmonique (« cierre ») des temps 10 à 12, qui donnent à la pièce une remarquable fluidité et permettent là encore de construire sans hiatus une suite en trois parties A (mode flamenco sur Sol#, por minera) – B (cante traditionnel en mode flamenco sur Si, por granaína – la modulation surgit de manière lumineuse à la fin d’une longue falseta de Louis Winsberg) – A (retour au mode flamenco sur Sol#).

Seule la rumba « Que más » est un véritable « à la manière de », parfaitement réussi… en l’occurrence à la manière du premier sextet de Paco de Lucía – riffs notes contre notes basse / guitare / flûte (Jorge Pardo, invité attendu dans ce contexte) avec un zeste de Caño Roto pour pimenter l’affaire (les parties vocales et les chœurs nous ont rappelé le « Demasiado corazón » de Aurora, 1992) et des chorus conclusifs de Jorge Pardo et Louis Winsberg.

L’album réserve bien d’autres délectables surprises, tels « El pescador« , un tanguillo ternaire sur fond de flûte traversière, spakr, voix et percussions, évoluant vers la rumba dans sa partie centrale (beau chorus de guitare de Cédric Baud) ; « Salsita« , une autre rumba, caribéenne cette fois, en duo acidulé spakr – mandoline évoquant le timbre d’un cuatro à quatre mains (Louis Winsberg et Cédric Baud) ; ou surtout le très atypique « Libertad« , une sorte de gospel sud-africain, choral hiératique pour voix soliste, chœur et duo de sazs, tout en recueillement et émotion.

Pour rendre hommage à Paco de Lucía, il « suffit » de composer de la belle musique et de l’interpréter avec pudeur et sincérité. Où qu’il soit, Paco en est certainement profondément touché.

Galerie sonore

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