Cédric Villani : « Courants atmosphériques et océaniques, courants de magma dans le manteau terrestre, écoulement du sang dans notre corps : les équations de mécanique des fluides imprègnent tout notre monde et notre être. Des phénomènes aussi variés que la prédiction météorologique et climatologique, la compréhension des tsunamis ou des anévrismes, l’explication des changements de champ magnétique terrestre, reposent sur la mécanique des fluides. Difficile de savoir quel sera l’enjeu le plus important : je songe au choc inattendu qu’a été le développement de la microfluidique, la science des fluides en très petite quantité, avec de microscopiques gouttelettes qui peuvent servir à la chimie ou médecine de précision, délivrant des principes actifs en doses infimes. »
Vous mentionnez que malgré 270 ans d’étude, la mise en équation des fluides continue de susciter de nombreuses questions et défis. Quels sont les principaux obstacles qui persistent dans la compréhension et la modélisation des phénomènes fluidiques, et comment pensez-vous que la recherche en mathématiques pourrait les surmonter ?
« Passionnant paradoxe : les équations fondamentales de la mécanique des fluides, qui reflètent des phénomènes très familiers et datent du 18e siècle, recèlent bien plus de mystères mathématiques que les équations fondamentales de la physique quantique, fleuron du 20e siècle, incroyablement efficace, mais dont nul ne sait exactement ce qu’elles représentent. L’analyse fine des écoulements fluides, la prédiction sur le long terme des structures stables, et la célèbre théorie de la turbulence, sont les plus visibles de ces mystères. En fait un mathématicien vous dirait qu’il y a bien plus d’inconnu que de connu dans ce sujet ! Par exemple, quand le Clay Institute a présenté ses sept « problèmes du millénaire », chacun mis à prix pour un million de dollars, il y a inclus celui de la « régularité des équations de Navier-Stokes », qui désigne l’existence de solutions aux équations des fluides visqueux et incompressibles… Mais des générations de grands mathématiciens s’y sont cassé les dents, il y a tant de façons plus simples de gagner un million de dollars ! »
DeepMind a récemment réalisé un coup de théâtre en utilisant l’intelligence artificielle pour prédire des phénomènes fluidiques. Quel est votre point de vue sur l’intégration de l’IA dans la recherche mathématique appliquée, et comment voyez-vous l’avenir de cette collaboration entre les mathématiques traditionnelles et les nouvelles technologies comme l’IA ? De quelle manière cette collaboration pourrait-elle influencer les enjeux liés à l’eau ?
« C’est un vrai coup de théâtre, pour sûr ! Mais il va falloir du temps avant de l’analyser. Je serais très surpris pour autant que disparaissent les modèles de mécanique des fluides. De façon générale, l’IA mixte ou hybride a le vent en poupe : j’entends par là une combinaison de modélisation et d’IA, dans laquelle on entraîne l’IA pour apprendre par expérience l’écart entre modèle et observation. C’est solide du point de vue de la démarche et cela a déjà montré son efficacité sur des problèmes très pratiques. Comme l’IA est conceptuellement beaucoup plus simple que la plupart des modèles fluides, j’aurais tendance à anticiper plutôt un enrichissement de la panoplie des experts en fluides, plutôt qu’un remplacement de ces experts. Un peu comme en médecine, où les premières incursions fracassantes des entreprises généralistes d’IA, il y a une décennie, ont laissé la place à des travaux d’experts en santé et d’équipes hospitalo-universitaires qui enrichissent leur démarche par quantité d’outils d’IA. »
Un mot sur votre participation au Festival ?
« Une bonne partie de ma vie publique a été placée sous le signe du concept d’anthropocène, en particulier à travers les terribles coups globalement portés par l’humain au monde vivant ; mais j’ai aussi décliné la notion de scène dans bien des contextes, films, conférences publiques, ciné-clubs et ainsi de suite… Dans ce festival je me sentirai donc comme une pieuvre dans l’eau ! »